© Stephan Gladieu

L’une de ses photos devait faire l’affiche des Rencontres d’Arles, prévues de fin juin au 20 septembre. Mais tout est annulé. Les cinq fillettes nord-coréennes en uniformes et lunettes jaunes sur le nez, que Stephan Gladieu a shootées « sous surveillance » en 2017, ne vont pas recouvrir les murs de la ville où Van Gogh a vécu. La faute à un virus… Virus qui a donné une idée au photographe globe-trotter, à l’affût des instants « à figer tout de suite ». Ou plutôt, le Covid-19 a servi de déclic à un projet déjà amorcé et inspiré par l’intérêt de Gladieu pour les masques. Non, pas les masques chirurgicaux, qui jonchent désormais les trottoirs… Le photographe s’intéresse aux masques des tribus lointaines. Ces parures qui « révèlent plus qu’elles ne cachent ». En fouinant, en lisant, en recoupant des infos sur les pandémies, grippe espagnole et autre peste noire, il est ainsi tombé sur Charles de Lorme. C’est qui ça ? Un médecin français du XVIIe siècle, qui baladait son savoir et ses ustensiles dans les cours européennes, dont celle de Louis XIII. Autre signe particulier du praticien : on lui doit l’invention d’un costume destiné à le protéger des malades de la peste. Cape, long manteau, culotte de peau, bottes tout en cuir, gants, chapeau, lunettes et masque doté d’un nez en forme de bec, rempli d’herbes médicinales, composent la panoplie. A cela s’ajoute une sorte de canne, utile pour approcher, toucher, voire repousser les patients du « Docteur Peste », surnom du médecin. Un personnage que Gladieu a souhaité recréer, promener et immortaliser dans les rues désertées de Paris confinée. « Parce qu’il incarne à la fois la mort, le savoir et l’espoir. Parce qu’il est aussi en mouvement permanent : il va vers les gens », explique le photographe. Un peu comme lui lorsqu’il sillonne le monde, côtoie les veuves de la Cité de Krishna ou partage le quotidien des tribus Maï Maï… Mais pour un voyage dans le temps, le passeport ne suffit pas. Redonner vie au « Docteur Peste », c’était d’abord trouver la bonne tenue, puis la personne pour s’en parer et s’en emparer.

Un costume venu de Los Angeles et un basketteur pour l’endosser

© Stephan Gladieu

« J’ai attendu trois semaines pour recevoir la cape, le chapeau, les accessoires... » Passer commande, en plein confinement, à un spécialiste des costumes de cinéma installé à Los Angeles, ça met du temps à arriver. Quant au casting, il a été plus facile, même si Gladieu recherchait un grand gabarit : « J’ai demandé à un ami de ma fille, qui joue au basket. » « L’ami » mesure deux mètres. Idéal pour endosser la tenue venue de Californie, que le photographe a complétée avec l’un de ses pantalons de motard, en cuir. La suite : des séances de shooting en avril, dans Paris vide, en pleine journée, « avec une dérogation pour pouvoir circuler et changer de quartier ». Le résultat : une série de douze images en noir et blanc, que Gladieu voit tel « un hommage au Docteur Peste qui, autrefois, a risqué sa vie pour sauver celle des autres ». Tout comme les soignants d’aujourd’hui face au Covid-19. Mais le photographe cherche aussi à « faire réfléchir sur notre époque », les limites de la surconsommation, « la désinvolture à détruire la nature » : « Le Docteur Peste incarne celui qui vient nous bousculer, pulvériser nos certitudes, nous mettre face à nos contradictions et nous rappeler que nous ne pouvons ni tout maîtriser, ni refuser la mort. »

Impensable pour l’étudiant de se coltiner des chiffres, sans lettres…

Autoportrait - © Stephan Gladieu

Son bac en poche, le jeune Gladieu s’était inscrit en « économie » à la fac de Nanterre. Une erreur l’a propulsé, à la rentrée suivante, en « maths appliquées et sciences sociales ». Impossible de revenir en arrière et de changer de filière. Mais impensable pour l’étudiant de se coltiner des chiffres, sans lettres, à longueur de journée. Il décide alors de tout plaquer, en cette fin des années 1980. Il part en Roumanie, à la recherche d’un homme à qui il doit la vie et celle de ses parents : « C’était en 1981 sous Ceausescu. » A l’issue de ce périple de 17 jours, à 19 ans, toujours sous Ceausescu, il ne retrouvera pas la trace de son « sauveur », mais il va ramener des photos : ses premières. Celles qui ont décidé du métier qu’il allait faire.

« Docteur Peste » à voir à la School Gallery : 322 rue Saint-Martin, Paris 3e. Tél : 01 42 71 78 20. Et aussi : www.schoolgallery.fr / Stephan Gladieu : www.stephangladieu.fr