L’été dernier, durant les Promenades Photographiques de Blois, Simon Brodbeck et Lucie de Barbuat avaient investi le pavillon Anne de Bretagne. Cette bâtisse du XVIe siècle tranchait alors radicalement avec les images de ce duo de photographes. Ils avaient accroché, dans l’ancienne demeure de la reine de France, une série intitulée Les 1 000 vies d’Isis et consacrée à un personnage féminin créé par ordinateur. Humaine, inhumaine, belle ou rebelle… Au spectateur de trancher, se faire une idée, s’interroger. C’est d’ailleurs ce que souhaitent Brodbeck & de Barbuat : inciter à la réflexion. Car l’image ne reflète pas toujours la réalité… surtout à l’heure des réseaux sociaux et de l’intelligence artificielle. Jusqu’au 13 janvier 2024, le duo questionne à nouveau le visiteur, l’observateur et le curieux, le temps d’une exposition à la Galerie Papillon, à Paris. Le titre : « Une histoire parallèle ». Où Brodbeck & de Barbuat ont demandé au logiciel Midjourney de générer une nouvelle histoire de la photographie à partir de prompts, suite de mots clés que l’IA traduit en une image, inspirés par quelque 200 œuvres de Man Ray, Dorothea Lange, Guy Bourdin, Helmut Newton, Andres Serrano, Jeff Wall… sur une période allant de 1850 à 2010. Le résultat : un univers plus lisse, plus aseptisé, imprécis, décalé, où les visages sont liftés, les mains ont trop de doigts, les textes sont censurés, le drapeau de l’ex-URSS passe à la trappe et John Lennon est rhabillé pour cacher sa nudité… Car Midjourney, le « bien-pensant », a des œillères et multiplie les leurres, comme autant d’incongruités que Brodbeck & de Barbuat n’effacent pas. Au contraire. Ces scories en disent long sur ce qui nous dupe. L’IA impose un ton, dicte une façon de voir. Mais cela ne donne qu’une envie : revoir les images originales. Retrouver la vie. Recouvrer le vrai.

© Brodbeck & de Barbuat - Étude d’après Dorothea Lange, Migrant mother, Nipomo, California, 1936 - 2022

Le champ des possibles

Brodbeck & de Barbuat sont des explorateurs, des fouineurs, des dénicheurs. Ils testent. Ils expérimentent sans cesse, quitte à exposer parfois plusieurs de leurs tentatives sur un même thème : une œuvre dans l’œuvre... Avec eux l’appareil photo se manipule un peu, beaucoup, pas du tout, avec ou sans objectif, avec ou sans microscope. Un drôle de mode opératoire, à l’issue duquel des images voient le jour quand même. C’est le cas pour l’exposition de la Galerie Papillon, où sans jamais appuyer sur un déclencheur, le duo côtoie et tutoie la photographie, tout en pointant les limites de l’IA. « Il nous semblait intéressant, dans la continuité de nos récents travaux sur les images de synthèse, de poursuivre cette approche virtuelle de la photographie venant questionner la représentation du réel, mais également l’appropriation à l’âge d’Internet », explique Simon Brodbeck. Les deux photographes mettent ainsi le doigt sur un champ des possibles en matière de création, restitution, mais aussi d’interprétation et lecture d’une image. Leur travail interroge également sur la propriété intellectuelle : quand l’IA s’en mêle, à qui les droits d’auteur ? Intelligence et pertinence résument l’esprit de cette « histoire parallèle ». Brodbeck & de Barbuat poussent le visiteur dans ses retranchements, sans jamais le perdre dans un propos pesant, pompeux, précieux.

© Brodbeck & de Barbuat - Étude d’après Annie Leibovitz, John Lennon and Yoko Ono, 1980 - 2022

« Nous sommes autodidactes »

« La photo, je suis tombé dedans quand j’étais petit. » C’est Simon Brodbeck qui le dit. Fils du photographe Peter Lindbergh, il a d’abord été assistant pendant quatre ans. C’est dans un labo photo parisien qu’il a croisé la route de Lucie de Barbuat : ils n’avaient pas encore 20 ans. Elle, c’est aussi son père, ingénieur agronome, qui lui a donné le goût de l’image. Elle se souvient d’une virée en Afrique, durant laquelle il filmait sa famille en Super 8, et pour occuper sa fille de 13 ans durant le voyage, il lui avait offert un appareil photo. La suite : une école d’arts appliqués, puis les premiers travaux avec son complice. Le jour où Brodbeck & de Barbuat sont passés de l’argentique au numérique, ils s’en souviennent encore : « C’était en 2006, nous devions photographier des instants de vie, comme des tableaux, vus d’en haut. » Pourtant hors des sentiers battus, ils sont vite repérés. Parce qu’ils produisent, parce qu’ils « font », mais surtout parce qu’ils cherchent, recherchent, tentent, tâtonnent. En 2010, ils reçoivent le Prix HSBC pour la photographie et le Prix Nestlé du festival Images Vevey. En 2013, ils décrochent le Prix jeune création. Puis, trois ans plus tard, ils sont pensionnaires de la Villa Médicis, à Rome. Plus récemment, en 2021, ils ont été lauréats de la commande photographique nationale Image 3.0, initiée par le Centre national des arts plastiques (Cnap), en partenariat avec le Jeu de Paume. « Nous sommes autodidactes », aiment-ils rappeler. En effet, ils ont eu sur le tas et sur le tard leur diplôme de l’École nationale supérieure de la photographie à Arles, par le biais d’une « valorisation des acquis de l’expérience » (VAE).

© Brodbeck & de Barbuat - Étude d’après Yevgeny Khaldei, Raising a Flag over the Reichstag, 1945 - 2022

Vers la vidéo…

S’ils répondent encore aux commandes qui leur plaisent et les inspirent, Brodbeck & de Barbuat se positionnent comme des artistes, attachés à développer des projets personnels. Leurs travaux font l’objet d’expositions régulières à travers le monde. Ainsi ont-ils déjà accroché au Fotomuseum d’Anvers, à la Maison européenne de la photographie à Paris, à la Villa Médicis à Rome, à l’Institut français du Japon… Quant à la Galerie Papillon, elle les accueille pour la deuxième fois. Et leur atelier ? « Il est chez nous, à Paris, dans le Xe arrondissement. » Là, ils ont chacun « un ordinateur très puissant », car désormais 40% de leur travail est lié à la vidéo : « Une autre façon encore d’interroger la photo. »

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Brodbeck & de Barbuat, « Une histoire paralle?le » : jusqu’au 13 janvier 2024 à la Galerie Papillon – 13 rue Chapon, Paris 3e

© Brodbeck & de Barbuat - Étude d’après Elliott Erwitt, Arnold Schwarzenegger at the Whitney Museum, New York City, 1976 - 2022