Ils montrent, mais ne se montrent pas. Ils font rêver ou, au contraire, ils témoignent d’une réalité qui peut parfois déranger. On dit d’eux qu’ils ont « un œil ». Ils sont photographes et 1 Epok leur consacre une série intitulée Instantanés. L’idée : les raconter, de leur premier appareil photo jusqu’à leur vie d’aujourd’hui. En échange, ils donnent un autoportrait… et plus si affinités avec le ton de ce webzine.

Premier de la série : Mohamed Khalil. Sans lui, Bashung aurait sans doute pris une autre pose sur la pochette de son album Chatterton

Il a choisi le Saint Médard comme lieu de rendez-vous. C’est un bistrot de la rue Censier, qui fait face à la rue Mouffetard. Parce que Mohamed Khalil n’habite pas très loin : « Je suis du côté de la rue Jenner, là où le réalisateur Jean-Pierre Melville avait ses studios. » Il se dit sensible aux lieux. D’ailleurs, il explique que le choix du Saint Médard, « c’est aussi parce que lorsque le photographe Irving Penn travaillait sur sa série des petits métiers, il avait demandé à Robert Doisneau de caster quelques personnes dans la rue et Doisneau venait là : en bas de la rue Mouffetard… » Mohamed Khalil est né à Casablanca. Issu d’une famille de sept enfants, il est l’aîné des garçons : « C’est pour ça que je m’appelle Mohamed. » C’est une tradition marocaine de donner ce prénom au « grand frère ». De Casa, il n’en verra pas grand-chose. Il a 4 ans quand ses parents quittent le Maroc pour la France. Direction Oyonnax, dans l’Ain. Son père est mécanicien dans l’industrie du plastique. Orienté vers un CAP dès le collège – alors qu’il dévore les livres de la bibliothèque de son quartier -, Mohamed Khalil se destine à rejoindre, lui aussi, l’usine. Ce qu’il fait, en intégrant Grosfillex, « où j’étais régleur de presse pour la fabrication de chaises, tables, bains de soleil ». Il a 20 ans. Il pensait que son bac pro allait le mener jusqu’à une école de cinéma : « Je voulais devenir chef opérateur. » Mauvaise pioche, mais pas si mauvaise piste puisqu’un « ami d’ami », photographe amateur, lui parle de « l’image fixe ». C’est le déclic : « En novembre 1991, je suis allé à la Fnac de Lyon pour acheter un Pentax P30 : c’était le meilleur rapport qualité-prix à l’époque. » Puis, il s’organise : il ne travaille plus que le week-end chez Grosfillex, « pour faire de la photo, du tennis et de la danse toute la semaine ». C’est d’ailleurs dans l’école de danse du centre culturel, où se trouve aussi la bibliothèque municipale, qu’il réalise ses premiers portraits. « Je faisais les développements entre ma chambre et la salle de bains. Et comme je n’avais pas encore d’agrandisseur, je me contentais des planches contact. »

Le jour où il croise un copain de collège chez Maréchal…

Coup de chance ou hasard d’une rencontre : le mari d’une élève de l’école de danse est photographe industriel. Il s’appelle Marc Forzi et les quelques semaines que Mohamed Khalil va passer à ses côtés vont lui servir d’école de photo. La suite ? Elle tient à… un cheveu : « Je croise Laurent Philippon, un copain du collège, chez Maréchal, LA pâtisserie d’Oyonnax. Il était devenu coiffeur, travaillait pour le studio d’Alexandre de Paris et avait déjà passé brosse et peigne dans les cheveux de tous les top models. Il me dit de venir à Paris et d’appeler, de sa part, Caroline Duby… » C’est la bookeuse de Daylight, le studio photo où « tout se passe ». Mohamed Khalil saisit l’opportunité et ça marche : il décroche un stage, ne rechigne pas à la tâche, prend le risque de démissionner de chez Grosfillex, se fait repérer par deux régisseurs de Daylight, puis par Michel Andréo, premier assistant de Jean-Baptiste Mondino, qui le prend sous son aile. « Le matin, on pouvait faire le portrait de la comédienne Irène Jacob et, l’après-midi, une pochette pour Alain Bashung », confie Mohamed Khalil face à son café crème. La pochette de l’album Chatterton en l’occurrence. « J’ai pris une pose sur la chaise où Bashung devait s’installer, le temps de faire le polaroïd. Bashung m’a vu, a aimé ma position et, du coup, il a pris la même », raconte le photographe qui se souvient avoir apporté les films à développer chez Picto « en métro ». Mondino va le garder un an dans sa garde rapprochée. Et ça lui ouvre des portes : Mohamed Khalil va assister les photographes Stéphane Sédnaoui, Philip Dixon, Patrick Demarchelier, Mario Testino, William Klein, Alix Malka.

« L’autoportrait, c’est pour ne pas trop s’oublier »

Sa carrière « solo », il la démarre en 1996. Avec des portraits pour le magazine Première, des projets avec le duo Kuntzel&Deygas, puis des commandes pour des agences de publicité. L’une de ses spécialités : « Savoir être invisible. » C’est comme ça qu’il va se faufiler dans les backstages des défilés de haute couture ou shooter les coulisses de tournages de spots publicitaires. La mode l’inspire. Aujourd’hui, des maisons comme Givenchy, Elie Saab, Dior ou Chanel font appel à lui. Mais, curieux de nature, il peut aussi refaire l’intégralité de l’organigramme de la mutuelle militaire Unéo : « Après tout, les militaires eux aussi défilent, comme les mannequins... » Pour son autoportrait, il a demandé à la photographe Elisa Haberer de l’immortaliser. Parce qu’il aime son univers. Parce qu’elle a travaillé en argentique, avec un Hasselblad. Enfin, parce qu’elle l’a mis « dans le cadre ». Pour lui, « être photographe, c’est s’effacer, être toujours hors cadre. L’autoportrait, c’est pour ne pas trop s’oublier. »