Il donne ses rendez-vous dans un café, à la sortie d’une station de métro, sur une place... « parce que la rue est ma toile ». Jordane Saget n’a pas de bureau. Sa vie, c’est dehors. A l’air. Au vent. Peu importe la météo, il s’adapte. « Un jour, dans le Marais, j’ai réalisé des fresques avec la craie dans une main, le parapluie dans l’autre. » Son métier : « crayeur de rue. » Il préfère de loin ce terme à street artist. « Je dessine hors cadre, sur le bitume et sur les murs. » Sa matière première : la craie blanche. Il en use et en abuse, jusqu’à s’être déformé l’ongle du majeur de sa main droite. « J’utilise trois boites de 100 craies par semaine. Certaines écoles, où je vais travailler avec les enfants, me payent… en craie. »

Viré du lycée à cause de ses dreadlocks

Retour en arrière. Car Saget n’a pas toujours dessiné. Ce natif de Pithiviers - « où je ne suis resté que deux jours… » - a grandi à Dammarie-les-Lys, puis Montmartre. Au lycée, il ne fait pas grand-chose. Excepté bluffer ses copains et ses profs avec une moyenne de 18/20 en maths : « J’avais des facilités dans cette matière. » Mais ses dreadlocks déplaisent. Surtout au proviseur. Soit il les coupe, soit il est viré. Il sera viré…

Déscolarisé, il passe son bac en deux ans en candidat libre. « J’en ai profité pour remplacer l’espagnol, où j’avais zéro de moyenne, par l’histoire de l’art. » Il décrochera aussi un 19/20 en philo à l’oral, en dissertant sur le seul auteur qu’il avait étudié : Socrate. « A cette époque, je voulais devenir prof de philo. Avec comme idéal de démarrer un cours inaugural en mettant les Pink Floyd - The Wall - à fond dans l’amphi. » Il s’inscrit en philo à la fac de Tolbiac. Mais ne suit que trois mois de cours : « pas fait pour moi. » En revanche, il obtient son Bafa (Brevet d'aptitude aux fonctions d'animateur) et intervient dans les écoles. Suivra un job de baby-sitter à demeure : « J’étais comme Tony Micelli dans Madame est servie ! » Puis, un boulot au Glou, un resto du Marais : « J’ai fait la plonge, servi au bar, géré les stocks de vins et fini sommelier. »

Trou noir, Pôle Emploi, psy et… Patrick Seguin

Du Glou, il n'en garde que de bons souvenirs. D'ailleurs, une fois parti du resto, c’est « le black out », comme il dit. Une sorte de trou noir de deux ans, durant lesquels il ne sort quasiment plus de chez lui. Ce qu’il y fait ? « Je dessine… des lignes ». D’abord des lignes qui fonctionnent en duo. Puis, en trio. Le reste du temps, il navigue entre Pôle Emploi et sa psy. Il dit qu’elle l’a « sauvé ». Elle lui a redonné confiance en lui. Tout comme le galeriste Patrick Seguin, figure du marché du design et habitué du Glou, qui passe voir les quelques dessins que Saget va exposer, comme ça, dans… une pizzeria. « Le soir du vernissage, il n’y avait personne, sauf ma famille et… Patrick Seguin. Il m’a acheté un dessin. Ça a été le déclic. J’ai commencé à porter un autre regard sur mon travail. » Si au début, il ne dessinait ses fresques que la tête penchée sur les trottoirs - « je ne voulais pas déranger… » - , peu à peu il va s’attaquer aux murs et se mettre debout. « Subitement, j’assumais davantage ce que je faisais. Et ce d’autant qu’au sol, mes dessins disparaissent, alors que sur les murs, ils restent. » La suite se passe sur les réseaux sociaux. Fin 2015, un galeriste du XIe arrondissement le repère sur Instagram et lui propose d’exposer. Après deux mois de réflexion, Saget saute le pas. « J’ai réalisé toutes les œuvres in situ sur des cartons noirs, mis ensuite sous des verres. » Au printemps 2016, autre bonne pioche : Saget croise la route d’un éditeur de tissus et papiers peints, avec lequel il s’apprête à collaborer. Mais l’artiste n’en oublie pas le trottoir, son territoire. Aujourd’hui, il veut multiplier les performances dans la rue, « pour voir les gens s’approprier mon travail, que ce soit en le regardant ou en marchant dessus. »