« La campagne est à la mode. » Cette phrase d’Emmanuel Tibloux, directeur de l’École nationale supérieure des arts décoratifs (EnsAD), amorce l’ouvrage Design des mondes ruraux (éd. Berger-Levrault, janvier 2024), qu’il vient de superviser. « Ce livre a un double rôle : s’intéresser à ce que le design fait à la campagne et réciproquement. Pour cela, il mêle les points de vue de designers, artistes, enseignants, mais aussi de paysagiste, politique, philosophe, anthropologue, urbaniste… », détaille Emmanuel Tibloux. Design et campagne feraient donc bon ménage. D’emblée, on pourrait en douter et cantonner le design à une discipline résolument urbaine, moderne, aux antipodes des besoins d’un paysan ou d’un artisan en zone rurale. Or, il n’en est rien. Le designer a un rôle à jouer dans une commune ou un village sans gare, sans médecin, sans boulanger ou encore sans école. Le design peut apporter une méthodologie et des solutions à des problématiques comme la mobilité, le vieillissement de la population, l’alimentation, l’accès aux services ou autres réseaux d’information et de distribution. Quant à ce que les territoires ruraux peuvent « faire » au design, « c’est lui donner accès à des formes de connexion à la terre et au vivant, à des expériences situées, à des savoir-faire et des réseaux de solidarité », écrit Emmanuel Tibloux en introduction du Design des mondes ruraux. Et ce d’autant que la campagne attire de plus en plus de citadins. Une conséquence du Covid et ses confinements. Aujourd’hui, résidences secondaires, hôtels et autres maisons d’hôtes ont la cote lorsqu’ils font face à une forêt, des vignes, une rivière... La « pleine nature » rassure. Le TER prend le pas sur le RER. Un chiffre : en 2023, dans le Loir-et-Cher, la fréquentation des trains régionaux a grimpé de 12%, selon le quotidien La Nouvelle République.
Un certain « renoncement actif »
Bienvenue à Nontron. Cette commune de 3 121 habitants, entre Limoges et Périgueux, dans le Périgord Vert, est connue pour son château, sa coutellerie et ses « Résidences de recherche et de création ». Un programme porté par l’Agence culturelle départementale Dordogne-Périgord et le Pôle expérimental des métiers d’art. L’idée : favoriser la présence artistique dans le département, en offrant à créatifs et créateurs la possibilité de s’immerger dans un territoire. Les designers matali crasset, Godefroy de Virieu, Stefania di Petrillo, Samuel Accoceberry… sont passés par là. Le dernier en date, c’est Amaury Poudray. En une dizaine de semaines réparties sur l’année 2023, il a imaginé et réalisé une table de jeu d’échecs baptisée Initiation. Un travail mené avec un trio de tisserande, ébéniste et céramiste, tous « castés » in situ. « Personne ne se connaissait au départ, mais nous avons bien accroché dès le premier rendez-vous », raconte le designer. De cette expérience de terrain, il retient sa découverte de métiers d’art, ses rencontres avec les artisans, leur humilité et un certain « renoncement actif » lié à la prise de recul avec son quotidien à Nantes.
« La sensibilisation de la population »
Nontron sert également de base arrière à Emmanuel Tibloux. « Le livre Design des mondes ruraux fait écho au post-master éponyme, présent dans mon projet de direction de l’EnsAD en 2018 et que j’ai lancé en 2021-2022. Il s’agit d’un programme de l’EnsAD à Nontron, dédié au développement des territoires ruraux par le design et fonctionnant selon un principe de réponse à des problématiques situées, en relation étroite avec les acteurs de terrain », explique-t-il. Ce dispositif « hors les murs » peut accueillir 6 à 8 étudiants, encadrés par des enseignants de l’EnsAD, et s’organise sur une année universitaire autour de projets d’étude en immersion, provenant de collectivités, d’institutions, d’entreprises, d’associations… Les jeunes sont ainsi confrontés à des enjeux réels et, surtout, au terrain. « Le design se met au service de ces territoires et réciproquement », souligne Emmanuel Tibloux. Ainsi, en 2022-2023, les étudiants en résidence à Nontron ont répondu à une commande de la Caisse des dépôts. Celle-ci concernait « la sensibilisation de la population aux usages de l’eau, à ses enjeux et impacts écologiques », à laquelle s’ajoutaient une commande sur l’identité des territoires ruraux, en partenariat avec la Ville de Nontron, et une sur les mobilités en milieu rural, soutenue par la SNCF. Résultat : les jeunes résidents ont créé un ponton pour redonner de la vie au faubourg de Magnac, au cœur de Nontron. Un bel utile.
Chasser les clichés
La ruralité s’apprivoise. Emmanuel Tibloux en est convaincu : « Je suis né à Paris, j’ai grandi en banlieue, j’ai étudié à Paris, puis j’ai vécu – par choix - dans un village des Deux-Sèvres, au Cap Fréhel ou encore dans une petite commune de la Drôme. Je connais l’école primaire qui ferme, le désert médical, la vie impossible sans voiture, les poids des agriculteurs sur la vie d’une commune, les conflits d’usages entre chasseurs et randonneurs… » On chasse les clichés. La campagne n’est pas faite pour la trottinette, ni pour le vélo cargo – pas idéal sur une route nationale ! -. On s’adapte à elle. Pas l’inverse. Ce que Henri Danzin et Charles de Dainville ont bien compris. Anciens de l’EnsAD, ils ont fondé JAUH à La Mothe-Saint-Héray - 1 702 habitants -, dans les Deux-Sèvres. Là, les deux Parisiens s’enferment régulièrement dans une grange, sept jours non stop, avec un artisan ébéniste et un designer, pour concevoir, tous ensemble, trois pièces de mobilier prêtes à être prototypées. Une façon de promouvoir le savoir-faire local, la filière bois de proximité et un « vivre ensemble » rythmé par des repas en commun autour d’une table XXL, où les nourritures terrestres témoignent d’un circuit ultra court. Même ancrage au sein d’un territoire pour le Campus MaNa. Imaginée par le designer Thomas Dariel et installée dans le hameau du Croisil, en Bourgogne, cette « classe verte » propose des formations assurées par des artistes, artisans, designers, architectes… Les « apprenants » vivent sur place et s’imprègnent du quotidien de leurs hôtes, voisins, riverains. Une autre idée de la transmission.
Un buron dédié à l’observation du ciel
« L’important, c’est l’immersion », insiste Emmanuel Tibloux. Le directeur de l’EnsAD s’explique : « Quand je vivais au Cap Fréhel, par exemple, j’ai eu le réflexe de m’inscrire au club de foot local. C’est-à-dire participer à deux entrainements et un match par semaine. C’est la même chose à Nontron, avec les étudiants : ils doivent participer à des activités avec les locaux, pour s’imprégner d’un lieu, d’une culture, de traditions… » Un mode opératoire bientôt dupliqué. « Dès 2024, au-delà de Nontron, le post-master va se déployer dans le Finistère, dans le Livradois-Forez, dans le Pays de Bitche et dans un territoire ultramarin », confie Emmanuel Tibloux. Une ruralité augmentée qu’Amaury Poudray revendique tout autant. Sa table de jeu Initiation en est une bonne illustration : elle doit faire l’objet d’expositions, l’Agence culturelle départementale Dordogne-Périgord a passé commande de pièces de jeu d’échecs et une version « plus concentrée » de la table, assortie d’un prix plus « grand public », est à l’étude. Par ailleurs, le designer participe actuellement à la rénovation de 6 burons – cabanes de bergers – dans le Cantal. L’un d’entre eux se destine à l’observation du ciel, un autre à l’accueil des randonneurs, un autre encore « au geste et au travail de la main »... Sensible au rural, Amaury Poudray se dit « en retrait », un brin « radical » dans ses choix. Marqué au « faire », il incarne ce design engagé en terrains méconnus.