Sa source d’inspiration ? « La contemplation de la nature. » Son moyen d’expression ? « La matière et la couleur. » Peintre, designer et Maître d’art – ils ne sont qu’une centaine à avoir ce titre en France -, Pierre Bonnefille se définit tel « un alchimiste des accords chromatiques ». Dans son atelier de Maisons-Alfort, il a concocté quelque 500 recettes de couleurs. Du sur mesure pour nourrir son travail pictural et ses créations sculpturales. Une démarche singulière, volontaire, qui donne vie à la poésie d’un univers extra-ordinaire. Jusqu’au 15 avril 2025, à Paris, l’artiste présente une exposition personnelle intitulée Deep Waters. Parce que l’eau le fascine. La preuve : durant une flânerie au bord d’un lac, il peut dessiner une cinquantaine de croquis et réaliser jusqu’à 200 photos en guise de travaux préparatoires...

Gaucher contrarié

« Je suis né dans l’Aisne, où j’ai vécu jusqu’à l’âge de 3 ans. » Puis direction Saint-Étienne, avec des vacances partagées entre les forêts du centre de la France et l’atelier d’une grand-tante, sur la Côte d’Azur, « qui transformait tout avec de la couleur », confie Pierre Bonnefille. « J’ai toujours dessiné », poursuit-il. Et quand ce gaucher contrarié n’avait pas de crayon entre les doigts, « je bricolais avec des branches et des bouts de bois ». À l’adolescence, il avait ses habitudes à la Maison de la culture de Saint-Étienne : « J’y allais pour lire des ouvrages sur la peinture et le design. » D’où son entrée dans une école d’arts appliqués à Lyon, doublée d’un CAP d’ébéniste, tout en préparant son bac. La suite se passe à Paris, d’abord à l’École Boulle, puis aux Arts déco, où il va notamment côtoyer le peintre Zao Wou-Ki – alors professeur de peinture murale -, ainsi que les artistes Anne et Patrick Poirier. À l’issue de quelques stages dans des ateliers et bureaux de design, Pierre Bonnefille s’inscrit à la Maison des artistes et honore les premières commandes que lui passent ses camarades de Boulle et des Arts déco, fraîchement arrivés en agences. Ce qu’il garde en mémoire de ces années 1980 : « Une grande liberté. » Quant à son premier souvenir de Paris, « c’était à l’aéroport d’Orly Sud. J’étais venu chercher un membre de ma famille. J’ai encore en tête les escaliers roulants, tous les avions et le mobilier dessiné par Joseph-André Motte, que j’ai eu comme prof aux Arts déco. »

Pierre Bonnefille - Copper Lake, 2024 ©Luca Bonnefille

« Être silencieux »

Pierre Bonnefille - Copper Lake, 2024 ©Luca Bonnefille

« J’ai fait plusieurs fois le tour du monde. » Pour le boulot. Pour le perso aussi. À l’instar des paysages d’eau que Pierre Bonnefille traque, glane, collectionne depuis une dizaine d’années. « L’eau à l’état gazeux, liquide et solide », précise l’artiste. De l’Asie jusqu’à la Patagonie, en passant par l’étang voisin de sa maison en Provence, l’eau le surprend partout. « Je suis sensible à ses couleurs. » Il parle de longues séances d’observation, exploration, méditation, durant lesquelles il dessine, photographie et note des impressions, sensations, éléments poétiques, dans des carnets. Une sorte de traversée en solitaire qu’il compare à « un autre espace » et même à « un bonheur ». Est-il possible de l’accompagner dans ses échappées bucoliques ? « À condition d’être silencieux. » Il ajoute : « Ces moments de solitude renvoie à l’intérieur de soi. C’est là que l’on fixe les idées et les émotions. » Un état particulier et une nécessité pour l’artiste. Même isolement une fois de retour dans son atelier pour redonner vie à l’eau, aux reflets de la lumière, avec un effet de loupe ou de miroir, une subtile polychromie ou « une transparence sourde ». Ses outils ? La brosse pour les fonds. La spatule pour le travail des motifs. L’objectif : montrer « les instants de l’eau », avec des couches successives de couleurs pour créer « une profondeur, un mouvement, une vibration ». Au fil de l’exposition Deep Waters, le bleu, le vert, le rouge éclairent et apportent aussi un autre relief aux peintures. Quant à l’œuvre monumentale Copper Lake, elle semble amorcer une conversation avec les Bronze Paintings, série issue d’une recherche autour du bronze et de sa poudre. Des idées, des pensées, des effets, comme autant de suites logiques.

« Paysage intérieur »

Pierre Bonnefille ou la classe de l’inclassable. Avec un premier fait d’armes au début des années 1990, lorsqu’il signe la grande fresque rouge des murs du Café Marly, sous les arcades du Louvre, avec la complicité des designers Olivier Gagnère et Yves Taralon... Aujourd’hui, le secteur de l’hospitalité le sollicite toujours. À l’instar du groupe Aman Resorts, qui lui a confié la réalisation d’une dizaine d’œuvres destinées aux parties communes d'un hôtel à New York. Quant à la maison Hermès, elle lui a commandé des compositions murales pour les espaces privés de plusieurs boutiques dans le monde. Cartier, Loro Piana, Philippe Starck, Christian Liaigre, Bruno Moinard… font aussi partie des « clients » du créateur de couleurs. Sans oublier sa collaboration avec l’architecte d’intérieur Rena Dumas, notamment pour le bureau de François Pinault. Ou encore cette exposition de cinq tableaux dans le Musée Horta, à Bruxelles, en 2018, sur fond de « paysage intérieur ». Pierre Bonnefille excelle dans son art à part. Son travail des pigments naturels, poudres minérales, calcaires, de lave ou de marbre marque sa différence, ancre son empreinte sur les matières texturées et les couleurs uniques qui composent ses créations murales comme ses pièces de mobilier. En 2022, sa Bibliothèque Rhizome a ainsi fait son entrée dans les collections du Mobilier National

Pierre Bonnefille - Bronze Paintings 219, 220, 221, 2024 ©Luca Bonnefille

Partager plutôt qu’enseigner

« Le temps n’existe pas vraiment. » Pierre Bonnefille vit pourtant avec une montre, mais c’est pour respecter l’horaire d’un rendez-vous ou le « temps technique » d’une commande… « Le temps de la concentration est immatériel. Lorsque je suis en période de création, je n’ai pas de notion de temps biologique. Je peux travailler jusqu’à 5 heures du matin… Je suis dans une sorte de jet lag. » Quant à prendre du temps pour enseigner, il n’y parvient pas. « En revanche, je partage beaucoup avec les assistants, les stagiaires et l’équipe d’une vingtaine de personnes qui travaille avec moi, dans mon atelier de Maisons-Alfort. » À cela s’ajoute le renfort familial : son fils Enzo Bonnefille dirige la galerie Pierre Bonnefille, dans le XIe arrondissement de Paris, où l’exposition Deep Waters est programmée. Quant au photographe Luca Bonnefille, il réalise la plupart des images des œuvres de son père. Un écosystème pensé, ramassé, tout en efficacité.

Faire références…

Enfin, Pierre Bonnefille surprend jusque dans les références de personnalités dont il apprécie le travail. À commencer par celui du grand reporter Frédéric Laffont, Prix Albert Londres en 1987, capable de couvrir des conflits, brosser le portrait d’un chef étoilé ou de consacrer des documentaires au savoir-faire des créatifs de la maison Hermès. Pierre Bonnefille cite aussi le photographe Jean Larivière, dont il a vu les images réalisées pour la maison Louis Vuitton. « J’aimerais beaucoup le rencontrer », confie-t-il. Deux artistes sur une même longueur d’onde, dans une même précision, une même justesse, une même exigence. On a vu Bonnefille partir jusqu’en Islande, pour contempler des roches immergées, polies par le courant de torrents glacés et couvertes de mousse verte… On se souvient de Larivière embarquer à bord de la Jeanne d’Arc, pour aller photographier le vent...

Exposition Deep Waters : jusqu’au 15 avril 2025 à la galerie Pierre Bonnefille -> 5 rue Bréguet, 75011 Paris - Visite sur rendez-vous : 01 43 55 06 84

Pierre Bonnefille est aussi ICI