Certaines phrases font plus mal que d’autres. Elles blessent, agressent, cabossent. À l’instar de cet ado, surdoué, qui n’a jamais compris pourquoi son père l’a, un jour, comparé à « une faute d’orthographe ». Ou cette jeune fille qui a sombré dans l’anorexie lorsqu’un copain de lycée l’a trouvée « appétissante »… C’est une de ces petites phrases, perçue aussi tranchante qu’un scalpel, qui a donné envie à Nicolas Stamm-Corby et Serge Schaal de se confier, s’épancher, tout raconter. Le premier est cuisinier, chef doublement étoilé de La Fourchette des Ducs, à Obernai. Le second l’accompagne depuis plus de vingt ans : ingénieur de formation, il dirige la salle du restaurant gastronomique et veille sur la comptabilité. Mariés depuis 2014, quand ces deux Strasbourgeois regardent dans le rétro, ils se souviennent du premier resto - un mouchoir de poche à Haguenau -, de l’arrivée à Obernai au début des années 2000, de la première étoile Michelin en 2002, de la deuxième en 2005, mais aussi du regard de certains sur cette ascension.

Farce de mauvais goût…

Octobre 2018. Marrakech accueille le congrès annuel d’une association qui réunit le gratin des têtes à toques. Nicolas Stamm-Corby et Serge Schaal font partie de la « party ». Parmi les thèmes abordés au fil des conférences, la place des femmes en cuisine. Le documentaire de la réalisatrice Vérane Frédiani, À la recherche des femmes chefs, est sorti un an auparavant sur les écrans. C’est aussi l’occasion d’évoquer les épouses et compagnes de chefs, celles sans lesquelles certains cuisiniers seraient, soi-disant, un peu paumés, voire moins inspirés… Elles sont plusieurs à être venues au congrès de Marrakech. Pour leur rendre hommage, on les invite à se réunir sur une estrade, histoire d’immortaliser le moment. D’aucuns incitent Serge Schaal à les rejoindre : « Tu as ta place à leurs côtés… » L’intéressé croit d’abord à une farce de mauvais goût. Mais pas du tout. On l’attend sur scène. « J’étais stupéfait. Abasourdi. Je leur ai répondu : mais je ne suis pas femme de chef ! Je ne suis pas la femme de Nicolas… » Puis, il est parti. Meurtri. Incompris.

« Laissez les deux Alsaciens ! »

Ni Nicolas Stamm-Corby, ni Serge Schaal n’ont souffert de commentaires déplacés durant leurs années de collège, puis de lycée. « J’ai commencé à être confronté à des propos et comportements homophobes en mettant les pieds dans la cour des grands chefs », constate Nicolas Stamm-Corby. Premier souvenir : lorsqu’il atteint la demi-finale régionale d’un prestigieux concours, en 2000, on lui fait comprendre que pour avoir des chances de remporter la finale, « ce serait mieux d’être en couple avec une femme et d’avoir une vie privée cachée. Sinon, tu ne réussiras jamais dans ce milieu ». « Après avoir entendu ça, j’ai préféré ne pas me présenter à la finale de la région Alsace. » Coup dur, désillusion et le début d’une « bataille » pour Nicolas Stamm-Corby. S’il en connaît qui ont accepté le deal de « vivre planqué pour avoir la paix », pas pour lui cette hypocrisie. Il préfère monter au front, répondre aux critiques ou autres caricatures de certains journalistes comme celles de certains chefs. « Je ne me laisse pas faire et ils ne me font pas peur. » À l’arrivée de la deuxième étoile à La Fourchette des Ducs, Nicolas Stamm-Corby et Serge Schaal ont ainsi essuyé une cabale, menée à distance par des cuisiniers français, dans la presse allemande . « Il a fallu que Paul Bocuse mette le holà et dise : laissez les deux Alsaciens ! »

« Il faut virer les pédés… »

À l’issue du congrès de Marrakech, le duo d’Obernai s’interroge sur la pertinence à rester au sein de l’association de cuisiniers de renom. Membre du bureau, Serge Schaal hésite à se représenter. Puis il va retirer sa candidature, sans hésiter et pour sauver l’honneur, lorsqu’il entendra, au gré d’une indiscrétion : « Il faut virer les pédés du conseil… » « On en est toujours là, à l’orée des années 2020 », regrette Nicolas Stamm-Corby, un brin dépité. « On a l’impression qu’on nous en demande toujours plus pour prouver qu’on est aussi compétents que les autres… C’est censé nous déstabiliser, mais ça stimule notre envie de progresser, faire sans cesse de notre mieux », complète Serge Schaal. Électrons libres, les deux complices cultivent l’ouverture d’esprit et le pas de côté. Lorsqu’ils recrutent, ils ne regardent ni les croyances, ni les orientations sexuelles des candidats. « Nous choisissons les profils qui vont former une bonne équipe », disent-ils. « Le fait d’avoir été maltraité me donne envie d’être encore plus exemplaire », ajoute Serge Schaal. Le duo ne comprend pas la stigmatisation dont il fait encore parfois l’objet : « Nous sommes très ordinaires. Nous n’avons jamais fait la couverture de Têtu et notre restaurant n’a rien du cabaret de Michou ! » Pour sensibiliser les jeunes à l’acceptation de la différence, Nicolas Stamm-Corby et Serge Schaal interviennent dans les lycées et autres centres de formation. Ils sont ainsi « rôles modèles », un statut décerné par L’Autre Cercle, association mobilisée pour l’inclusion des personnes LGBT+. Parallèlement à cela, ils s’intéressent de près au bien-être au travail de leurs salariés. Et ce, depuis 2000, année où Serge Schaal a pris le risque de n’ouvrir La Fourchette des Ducs qu’au dîner, « pour en finir avec la coupure et les horaires à rallonge ». Depuis, aucun conflit, zéro « prud’hommes » et le plaisir d’endosser, chaque soir, pantalon alsacien, gilet col Empire et chemise de paysan en coton vosgien, comme tous les membres de son équipe en salle. Une place de choix pour le mari du chef.