Il vit dans une impasse un peu planquée, juste de l’autre côté du périph’ parisien. Une allée bordée de maisons avec jardinets. La sienne se reconnaît tout de suite : deux camions sont garés devant. Pour entrer, il faut enjamber planches et sacs de ciment. Normal : on casse, on perce, on refait, on embellit. Le chantier doit durer encore quelques semaines. Mais il en faut plus pour perturber Grégoire de Lafforest. Architecte d’intérieur et designer, il en a vu d’autres. A commencer par son premier appartement, avec femme et enfants, dans le XVème arrondissement. C’était en 2010. Sa prouesse de l’époque : avec la complicité d’un plombier, il avait fait cohabiter lavabo, sanitaire, douche, baignoire, rangements, ballon d’eau chaude et lave-linge dans une salle de bains de 1,4 m2, « conçue comme un Rubik’s cube ». Plus il y a de contraintes dans un projet, plus ça lui plaît. Faire rentrer le maxi dans du mini, pour lui c’est comme un jeu d’enfant.

« J’ai besoin d’un cadre pour m’exprimer »

Gamin, à Brest, il était déjà « hyper bricoleur ». Les jours fériés, il squattait l’atelier de son père, un ancien des Arts appliqués de Bordeaux, qui lui aussi aimait manier marteau, vis, tournevis ou autre perceuse. En classe de terminale, Grégoire de Lafforest se passionne pour les maquettes, mais il n’a aucune idée de ce qu’il veut faire plus tard. Ses parents s’interrogent. Ils questionnent une tante, un cousin aux Arts déco... Et le conseil de famille improvisé débouche sur la visite de l’ ESAG Penninghen, à Paris, par le jeune Grégoire. Admis sur dossier, une fois son bac en poche, il fait ses adieux à la tour Tanguy, direction la capitale. « Mon rêve, c’était d’intégrer l’ENSCI et ses ateliers, où l’on pouvait faire tout ce qu’on voulait », se souvient-il. Mais le concours est difficile. Beaucoup de prétendants, peu d’élus. Il postule quand même. Face au jury, il manipule pièces de Lego, puis planche sur le thème « Libérer » avec papier crépon, fil de fer et argile. Mais son travail reste « trop raisonnable ». L’ENSCI ne veut pas de lui. Alors il rempile à Penninghen, dont il sortira en 2002 avec une mention « Très bien ». Morale de l’histoire : « J’ai besoin d’un cadre pour m’exprimer. »

Quatre fois lauréat du VIA

Son premier job : « Assistant chef de projet au Printemps Haussmann. » Puis, Grégoire de Lafforest va rejoindre l’agence de Bruno Moinard, collaboré avec celle de Noé Duchaufour-Lawrance, puis celle de Gilles & Boissier. Durant une dizaine d’années, il va ainsi se frotter à des projets tels que les boutiques de la maison Cartier, un hôtel particulier à Reims pour Veuve Clicquot ou encore l’hôtel Baccarat à New York. Parallèlement, il se fait repérer au VIA (Valorisation de l’innovation dans l’ameublement), dont il est lauréat quatre fois entre 2011 et 2014. Ses apparitions à répétition, dans cette cour des futurs grands du design, le propulse chez Ligne Roset, qui lui commande une bibliothèque, puis au sein de la galerie de Marie-Bérangère Gosserez, pour laquelle il crée un luminaire. Son trait s’affranchit. Ses lignes se libèrent. Grégoire de Lafforest signe ses propres réalisations et, peu à peu, installe son style. En 2014, lorsque l’ancien journaliste Jérôme Aumont crée Collection Particulière, une maison d’édition de pièces de designers, Grégoire de Lafforest fait partie des premiers créateurs sollicités. La même année, la maison Hermès approche aussi le Brestois. Pour elle, il doit imaginer une collection d’objets au sein d’un pool de jeunes designers, pendant six mois. On le teste sur les commandes spéciales. Son travail plaît. « Car je sais rentrer dans le cadre », répète-t-il. Si bien qu’Hermès lui propose d’intégrer son équipe « design », en freelance, quatre jours par semaine.

Sa cuisine comme « zone d’inspiration et de respiration »

Le lundi, il a quartier libre. Ce jour-là, il s’installe chez lui, sur la grande table de la cuisine. Une table qui se fait alors plan de travail connecté, car Grégoire de Lafforest a fait installer une prise électrique à l’endroit où il pose son ordinateur portable. « Cette journée est consacrée aux projets perso », explique-t-il. C’est ici, par exemple, qu’il a dessiné du mobilier de cuisine pour Obumex et qu’il peaufine actuellement un projet pour DCW, l’éditeur de luminaires. C’est ici aussi qu’il réfléchit à ce qu’il pourrait apporter à l’univers hôtelier en cette période si particulière, où il faut repenser espaces, flux, circulations, distanciations. Sa cuisine, le lundi, « c’est un peu ma zone d’inspiration et de respiration », confie-t-il. En tout cas jusqu’au retour de l’école de ses quatre enfants. Là, fin de la création. Début de la récréation. Aux beaux jours, ça se passe dans l’impasse arborée. Pour surveiller la marmaille, Grégoire de Lafforest a greffé un strapontin en bois au muret du jardinet de sa maison. Quand les camions du chantier en cours seront partis, c’est à cette assise en version très originale que se reconnaîtra le domicile du designer.