Le thermomètre dépasse les 30 degrés, ce jour-là à Bruxelles. En tee-shirt blanc, Birkenstock aux pieds, smartphone et stylos-feutres plantés dans les poches arrière de son bermuda en jeans, Gilles Barbier passe en revue l’accrochage de l’exposition qui lui est consacrée, jusqu’au 14 octobre 2023, à la galerie Huberty & Breyne. Une cinquantaine de pièces racontent son univers inclassable, car habité par l’absurde, l’humour grinçant, le goût du risque, les contrastes, la couleur… Un mix qui détonne un max. Et surtout un pas de côté drôlement plaisant à l’heure du « tout le monde fait la même chose au même moment ».

© Gilles Barbier

Abonné à Tintin, Spirou, Pif, Métal Hurlant…

Habitué à des artistes issus du dessin, de l’illustration, de la bande dessinée, Alain Huberty, à la tête de la galerie bruxelloise éponyme, élargit désormais son champ des possibles. « J’avais repéré le travail de Gilles Barbier à Art Paris », confie-t-il. Quant à l’artiste, venu voir une expo du dessinateur Marc-Antoine Mathieu dans la galerie de la place du Châtelain, il était fan des espaces qui composent celle-ci. La collab’ entre Huberty et Barbier relevait donc de l’évidence. Et ce d’autant que ce dernier se dit aussi très influencé par la BD. Normal : « Je suis né au Vanuatu. J’ai grandi au milieu du Pacifique, sans cinémas, ni musées. Heureusement, mes parents m’avaient abonné à Tintin, Spirou, Pif – pour les aventures de Rahan ! -Métal Hurlant… Et tout ça arrivait chaque mois, par avion. » Gilles Barbier a 20 ans lorsqu’il débarque en France. Il s’inscrit en fac de lettres à Aix-en-Provence, puis intègre les Beaux-Arts à Marseille – ville où il réside toujours aujourd’hui -. À l’orée des années 1990, il fait partie de ceux qui participent à l’émergence de la Friche Belle de Mai et ses résidences d’artistes. Aussi dingue de BD que de la SF façon Philip K. Dick, lorsqu’il évoquait alors ces préférences, « c’était le diable ! », se souvient-il. Aujourd’hui, bulles, langage des images, dessins, illustrés et science-fiction sont autant de clins d’œil au passé, à sa jeunesse, qu’il distille dans ses œuvres. À l’instar de sa sculpture baptisée « Emmentaliste », qui représente un super-héros tout en emmental – « le fromage est un objet métamorphique par excellence » -, dont le super-pouvoir consiste à fabriquer du fromage fondu du bout de ses doigts, référence au fil qui permet à Spiderman de tisser sa toile… Quant aux trous de l’emmental, « ils symbolisent les passages secrets… » Tout un imaginaire qui offre une autre lecture du monde.

ChatGPT, gouache et aérosol

« Propriétaire ? Locataire ? » : tel est le titre du premier « solo show » de Gilles Barber à la galerie Huberty & Breyne.  Avec en plat de résistance, une assiette de moules frites, où l’on se demande qui squatte quoi ? La moule est-elle propriétaire ou locataire de sa coquille ? « J’ai posé la question à ChatGPT, raconte Gilles Barbier. Et la réponse a été : une moule sécrète son propre environnement… Elle n’est donc ni propriétaire, ni locataire. » Entre fiction et réalité, doutes et certitudes, les créations de l’artiste ne cessent d’interroger le visiteur.  Gilles Barbier va même jusqu’à se demander si l’on est propriétaire ou locataire de ses idées, de son identité… Ce qui l’incite à représenter une femme « presque invisible », dont la silhouette travaillée avec un calque, du blanc et du gris, se fond et se confond dans un décor, grâce à un subtil jeu de superpositions. Parce que l’artiste aime la déclinaison à l’infini. Qu’il utilise la gouache ou un aérosol, il prend plaisir à tout investir, découvrir, recouvrir : « Je peins dessus, dessous, entre, devant, derrière… »

Neuf camemberts dégoulinants et illustrés réssuscités

Méticuleux, précis, organisé, Gilles Barbier travaille d’abord sur des carnets. Certains sont d’ailleurs exposés dans la galerie bruxelloise. C’est le cas aussi de ceux dans lesquels il a retranscrit – « à la main » - le contenu d’entretiens qu’il a accordés à des journalistes. Ces carnets reprennent donc l’intégralité des échanges et Gilles Barbier les illustre en dessinant tous les personnages et autres personnalités citées… Tintin, Spirou, Richard Strauss, Stanley Kubrick ou encore Mandrake font partie de la bande. Une partie de ces « Entretiens », qui couvrent la période 1995-2006, ont d’ailleurs fait l’objet d’un livre paru en 2019 aux éditions du Regard. L’expo vaut le détour aussi pour le travail sur la coulure. Où Gilles Barbier a imaginé une série de neuf camemberts dégoulinants, tout en résine, qu’il compare à une course d’escargots : « On ne saura jamais qui a gagné… » Tout à coup, il suspend le temps, pour mieux lui redonner vie, ensuite, avec ses sculptures à partir d’illustrés conservés depuis son enfance. Ici, le temps file, défile, et les albums de papier se font envahir par une nature luxuriante qui prolifère, comme celle du lointain Vanuatu… « Intégrer ces illustrés, c’était une occasion de les ramener à la vie. C’est toujours mieux que de les laisser dans un carton. »

© Gilles Barbier - Courtoisie Huberty & Breyne

« Ce qui est sorti du chapeau aujourd’hui »

Clone ou pas de l’artiste, Gilles Barbier planche également sur un personnage qui joue sa vie aux dés. « Ce qui m’intéresse, c’est le moment d’incertitude avant que les dés ne s’arrêtent de rouler. Ce moment d’impuissance et de surpuissance à la fois. » Son rapport aux livres fait également l’objet d’une série de tableaux, où les tranches des ouvrages permettent les assemblages les plus insolites. Où Sade côtoie Le Petit Larousse, quand Philippe Roth fait bon ménage avec L’Étoile mystérieuse et L’Album de la Comtesse… On rit, on sourit. Enfin, Gilles Barbier a ses rituels. Comme celui du « Ce qui est sorti du chapeau aujourd’hui ». Là, il s’impose un format A1 et le dessin d’un chapeau – bonnet, haut de forme, scaphandre, bicorne, bob à fleurs… - posé à l’envers, duquel il fait sortir quelque chose de différent à chaque fois. Une sorte de carte blanche qui l’amuse. Ça se sent. Ça se voit. Gilles Barbier est un joueur, pour le plus grand bonheur du visiteur.

Exposition « Propriétaire ? Locataire ? » : jusqu’au 14 octobre 2023 à la galerie Huberty & Breyne - 33 place du Châtelain, 1050 Bruxelles. Et aussi ICI