Les Catherinettes de la maison Alaïa, à Paris, le 25 novembre 2021 - © 2e Bureau

25 novembre 2021. Jour de la sainte Catherine. Les « petites mains » de la maison Alaïa, à Paris, sont de sortie dans la cour de leur atelier. Elles prennent la pose face à des téléphones mis en mode « photo ». Elles dansent, virevoltent, s’amusent, se marrent... C’est cette atmosphère de fête que Sophie Kurkdjian et Sandrine Tinturier ont choisi pour présenter leur livre intitulé Au cœur des maisons de couture *. Un ouvrage qui n’est pas un bouquin de plus sur la mode qui se démode. Rien à voir non plus avec un ramassis de potins niais et gnangnan, chipés en marge des podiums peuplés d’étoiles défilantes. Car ce duo d’auteures réunit deux spécialistes de l’histoire du vêtement. La première est chercheuse associée à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP) au sein du CNRS. La seconde chapeaute les collections à la Fondation Azzedine Alaïa. Elles se sont rencontrées, au milieu des années 2010, par le biais d’Olivier Saillard, lui aussi historien de la mode, aujourd’hui directeur artistique de la maison J.M. Weston. « Pour les besoins d’un livre, il nous avaient commandé une trentaine de pages sur les ouvrières de la couture », expliquent les deux complices. Un premier « quatre mains » qui les avait laissées un brin sur leur faim. Car le sujet est vaste. Surtout si on commence à fouiner dans le passé. Bibliothèque national de France et sa précieuse annexe numérique Gallica, archives de maisons de couture, témoignages, articles de presse… quand elles mènent une enquête, les deux dames ouvrent grand les vannes du savoir. Elles avaient donc un surplus de matière première qui ne demandait qu’à être utilisé, creusé, défriché, dépiauté, mis en mots.

L’audace, le courage et l’avant-gardisme des midinettes…

Elles ont rédigé leur ouvrage commun pendant le confinement du printemps 2020. Un contenu dense, documenté, argumenté, riche en anecdotes. Et pour cause : Sophie Kurkdjian et Sandrine Tinturier ont eu accès aux archives des maisons Balenciaga, Lanvin et Chanel. Chanel, dont les entrailles, coins et recoins de la rue Cambon ont livré une série de pièces jamais exploitées. À savoir les listes du personnel de 1910 à 1927 : une mine d’informations sur l’ascension d’une maison qui débute. Le livre révèle et captive. Sophie Kurkdjian et Sandrine Tinturier racontent une histoire de femmes, de savoir-faire, de techniques, de transmission, d’émancipation. Une histoire sociale aussi, car les couturières ont étés syndiquées très tôt. Le seul épisode de leur grève de mai 1917 en dit long sur leur audace, leur courage, leur avant-gardisme. Le temps d’un café à la librairie de la Fondation Azzedine Alaïa, les auteures parlent d’un féminisme spontané, né dans la rue et au milieu des aiguilles. « À l’époque, les hommes sont au front », rappellent-elles. Et si, durant les premiers mois de la guerre, les maisons de couture restent ouvertes et se transforment en infirmeries, la clientèle internationale réclame des vêtements créés à Paris. Il faut donc reprendre la cadence dans les ateliers. Redoubler d’énergie alors que les couturières voient leur salaire réduit de moitié,  effort de guerre oblige. Le 11 mai 1917, les employées des grands magasins sont les premières à protester et manifester. Apprenties, midinettes, dactylos, lingères, ouvrières chez Renault… toutes leur emboîtent le pas. Le 18 mai 2017, elles sont 10 000 grévistes dans les rues parisiennes et, cinq jours plus tard, elles ont gain de cause. C’est-à-dire une revalorisation de leur salaire et un congé hebdomadaire qui débute le samedi après-midi jusqu’au dimanche soir.

« Liberté, légèreté, créativité » 

Sophie Kurkdjian et Sandrine Tinturier - © Sylvie Delpech

Ce qui a le plus bluffé Sophie Kurkdjian et Sandrine Tinturier ? L’émancipation précoce de ces « petites mains » de grandes maisons : « Certaines travaillaient dès l’âge de 13 ans. » L’entraide aussi est une valeur commune aux couturières. Quant à leur autonomie financière, elle leur offre la liberté : « Dans les maisons de couture, les midinettes gagnent autant que certains ouvriers. » Si bien qu’elles ont de quoi sortir : le dimanche, elles fréquentent les bals, se baladent dans les jardins, visitent les musées… Paris leur appartient ! À la sainte Catherine, elles défilent rue de Rivoli, rue de la Paix, place de la Madeleine… Rien ne leur fait peur, à commencer par la police, dont elles se moquent. Même scénario avec les hommes d’église : pas pour elles, les leçons de morale. « Liberté, légèreté, créativité » : tel aurait pû être leur adage. D’aucuns comparent ces Catherinettes à des poupées de carnaval. « Mais pour les journalistes de L’Humanité, ce défilé annuel de femmes libres incarne un combat et des revendications », constatent Sophie Kurkdjian et Sandrine Tinturier. Et aujourd’hui ? Les Catherinettes se font plus discrètes. Fini le défilé dans les rues. Les « petites mains », « dont le savoir-faire est pourtant essentiel à la couture sur mesure », s’effacent bien souvent au profit de la starification des couturiers. Mais le livre des historiennes braque un nouveau projecteur sur elles. Une lumière indirecte, car teintée des couleurs du passé. Mais une lumière quand même. Un halo qui fait écho à l’ouverture du 19M à quelques visiteurs, le 7 décembre 2021. C’est quoi ça ? Un bâtiment XXL, imaginé par l’architecte Rudy Ricciotti et installé du côté de la porte d’Aubervilliers, à Paris. Ce lieu regroupe une dizaine de métiers d’art et manufactures désormais dans l’escarcelle Chanel. Ici, on rencontre des brodeurs, plisseurs, bottiers, modistes ou autres gantiers. Des artistes et artisans en voie de disparition. Chaque année, quelque 10 000 postes seraient à pourvoir dans ces spécialités, rien que dans l’Hexagone.

*Au cœur des maisons de couture - Une histoire sociale des ouvrières de la mode (1880-1950), de Sophie Kurkdjian et Sandrine Tinturier. Les Éditions de l’Atelier – 216 pages – 20€