Elle donne ses rendez-vous au Café du coin. Un bistrot-resto du XIe arrondissement de Paris, à deux pas de chez elle. Gabrielle Rul est en avance. Pour elle, ce sera un cappuccino. Pas maquillée, les cheveux attachés, elle porte un pull marin et marine, trop grand pour elle, car chipé à son frère. « Je ne vais pas dans les grands magasins. Je m’habille sur Vinted ou dans les friperies », confie celle dont « la première marque signée », dans son parcours de mannequin, a été la maison Louis Vuitton. C’était en 2015. Elle avait 20 ans. En marge de son cursus au Studio Berçot, école de stylisme de mode à Paris, elle enchaînait alors les petits boulots : hôtesse dans des salons, dog sitter, brodeuse… Elle avait déjà été approchée par des agences de modèles. Elle avait toujours refusé. Puis, un jour, elle a sauté le pas. Ce qui l’a propulsée aussi bien chez Chloé que sur le papier glacé du magazine GQ, sans parler des déplacements à travers le monde. « Tout un cercle », résume-t-elle. Une piste aux étoiles défilantes. Sa philosophie : « Quand je me vois en photo, ce n’est pas moi. Mais si le photographe est content, je suis contente aussi. » D’emblée, elle a su prendre du recul sur les paillettes, le « bling », le luxe. Et pour cause : sa « vraie » vie, c’est le dessin et la peinture. Pas pour elle la tête penchée sur le smartphone pendant les heures d’attente des castings. Elle profite de ces créneaux pour remplir ses carnets de croquis.

Lecture en illimité et premières broderies

© Yann Deret

Née à Versailles, Gabrielle Rul a grandi dans une famille de six enfants. De cette période, elle se souvient de sa grand-mère vietnamienne, agile de ses mains et très créative : « Elle tricotait beaucoup. » Elle se rappelle aussi de « la lecture en illimité » chez ses parents, de la vie sans télé, du solfège appris avec des gommettes, de ses dix années à jouer du piano et des premières broderies qu’elle réalisait… Tout ça stimule l’imagination. D’ailleurs, de cette enfance inspirante, elle en a gardé un sens aigu de l’observation : « Je ne prends aucune note. Je ne dessine rien dans la rue. Mon cerveau enregistre tout. J’ai comme un carnet dans la tête. » Le résultat : son trait vif, léger, continu, raconte le quotidien, le sien comme celui des autres, mais aussi les rencontres, les souvenirs, sans oublier Paris. Ses outils ? « Je prends ce qui fonctionne selon ce que je veux faire. Cela peut être une craie achetée au Monoprix comme un pinceau de chez Sennelier. » Encre de Chine, pastel ou aquarelle, tout est également possible. Même variété, côté supports. Gabrielle Rul peut dessiner sur une baignoire, des vitres, des murs, des fruits, du verre ramassé sur le sol… « Je teste tout. » Puis elle laisse le spectateur, l’amateur, le curieux s’approprier ses réalisations : « À chacun sa vision. Car il n’y a pas qu'une seule lecture de mes dessins. »

Tee-shirts, fresques et papier peint…

© Yann Deret

Pendant les périodes de confinement, pas de mannequinat. Gabrielle Rul a alors commencé à poster ses dessins sur les réseaux sociaux. Réseaux qu’elle n’apprécie pas : « C’est une perte de temps. Je préfère être dans le réel. » « Instagram, dit-elle, c’est comme un poisson rouge auquel je donne à manger régulièrement… » C’est pourtant là qu’elle a été repérée. Depuis, elle collabore à la création de tee-shirts, elle conçoit des fresques pour des restaurants ou des boutiques, certaines de ses œuvres ont même intégré la Moleskine Foundation et l’Imago Mundi Collection de Luciano Benetton. Elle a également été conviée à montrer son travail au sein de la maison Pierre Frey. « Je suis arrivée au rendez-vous avec toute ma palette : portraits, scènes de vie, vues de Paris… Finalement ce sont mes visages et silhouettes en noir et blanc qui ont été retenus. » Puis le studio de création de chez Frey les a reproduits sur du papier peint. De cette collaboration, Gabrielle Rul retient « une ambiance familiale, très chaleureuse. Rien à voir avec le mannequinat. Il n’y a pas de cour du Roi-Soleil. Tout le monde est au même niveau, on parle, on échange, on partage. »

Débrouille et carrés de soie

© Yann Deret

L’anecdote qui la fait encore sourire : « On m’a demandé si mon atelier disposait d’une verrière… En réalité, je n’ai pas d’atelier. Je travaille chez moi, dans 40 m2, ou par terre, chez mon frère. » Une débrouille qui lui réussit : en 2023, elle va dessiner les motifs des carrés de soie d’une nouvelle enseigne lyonnaise, une expo est prévue avec un créateur de luminaires et elle poursuit ses chantiers de déco pour le secteur de la restauration. Le mannequinat ? À 27 ans, elle en fait moins. « C’est un job d’attente, explique-t-elle. Or, on rate des choses à attendre que le téléphone sonne. Surtout que, du jour au lendemain, il peut ne plus sonner du tout. » Lucide quant à la mode et ses effets. Toutefois, durant ces sept dernières années à sillonner le monde, hanter les aéroports, encaisser les jet lags à répétition, elle n’a pas juste pris des poses et porté des vêtements qu’elle compare à « un camouflage » : « Aujourd’hui, je parle anglais, je comprends l’allemand, l’espagnol et l’italien. Quant au japonais, je le devine ! » À cela s’ajoute quelques bonnes résolutions : pas d’alcool, lever tôt le matin et marche à haute dose. Son record : un Paris-Versailles à pied. Solitaire, discrète, un brin timide, elle évite de se voir en photo. En revanche, elle n’exclut pas de parer son mur de cuisine d’un lé du papier peint créé pour Pierre Frey et baptisé Gabrielle.