Il donne la parole à ceux qui ne l’ont pas. A travers ses ateliers d’écriture de chansons, Jérôme Rousseaux – alias Ignatus, clin d’œil au héros de La Conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole – aide à « gagner en confiance » aussi bien à des jeunes qu’à des personnes âgées. Aussi bien dans le cadre d’une association de quartier que dans une prison, un hôpital psychiatrique, un centre d’hébergement d’urgence (CHU)… A la fois auteur, compositeur, interprète, Ignatus est également son propre producteur avec le label Ignatub, qu’il a créé en 1997. En marge des séances d’écriture, il peut donc se déplacer sur un site avec son « studio mobile ». C’est ce qu’il a fait en 2018, au CHU d’Emmaüs, place des Fêtes, près de chez lui à Paris. C’est dans cet ancien lycée hôtelier, d’abord squatté, puis confié à Emmaüs pour accueillir 400 migrants, qu’Ignatus a proposé bénévolement ses services. A savoir : « Ecrire des chansons avec ceux qui veulent. » Une dizaine de volontaires ont ainsi participé à son atelier d’écriture, animé avec la complicité d’un duo de traducteurs pour faciliter les échanges avec des Soudanais, Afghans, Guinéens... « D’emblée, je leur ai expliqué que nous allions faire une chanson avec ce qui leur passait par la tête », raconte Ignatus. La réaction a été unanime : « C’est difficile ! », ont dit les participants à l’atelier. Une réponse que le musicien a immédiatement transformée en refrain, au son du ukulélé rouge dont il se sépare rarement. L’amorce d’une chanson était née. La suite : « Un Guinéen, âgé de 20 ans, est venu me dire qu’il avait envie d’une chanson à travers laquelle il pourrait parler à sa maman. » Et pour cause : ce « pensionnaire » du CHU d’Emmaüs avait quitté son village à 17 ans sans avoir pu dire « au revoir » à sa mère. « A cet âge-là, un monde sans famille, c’est super dur, commente Ignatus. Ce gamin m’a rappelé les miens et le fait qu’ils ont des parents toujours là pour les aider, les conseiller. » Le jeune Guinéen va donc écrire le texte d’une chanson intitulée C’est difficile. « Je voulais aussi qu’il la chante. » Mais Ignatus n’a pas réussi à le faire revenir pour l’enregistrement. C’est un autre Guinéen, ami de l’auteur du texte car parti avec lui du même village, qui a posé sa voix – « en une seule prise » - sur les maux mis en mots.

« Je me suis toujours méfié de l’hyper confort »

© Marie Monteiro

Durant le confinement, Ignatus n’a pas chômé. En plus des haïkus qu’il postait sur les réseaux sociaux, il a « mis en boîte » le titre C’est difficile. Depuis, Mélanie Bauer l’a programmé sur France Inter et le clip a débarqué sur YouTube le 20 juin, Journée mondiale des réfugiés. « Tout le monde est artiste, explique Ignatus. Ensuite, c’est un choix professionnel, avec des gens plus ou moins doués… Mais dans mes ateliers d’écriture, je veux montrer que quelqu’un, qui n’est pas artiste de profession, peut développer quelque chose de fort à partager. » Installé face à un jus d’abricot dans un bistrot voisin de la Bastille, il illustre également son propos en évoquant la sortie du CD Parfois la vie est douce. Celui-ci a été conçu avec des patients de l’hôpital psychiatrique Barthélemy Durand, à Etampes, où le musicien a été en résidence en 2018. « Je me suis toujours méfié de l’hyper confort. C’est parce que l’on fait quelques écarts que l’on rencontre des gens. Je m’en suis rendu compte quand, jeune, j’ai traversé la France à pied, où il fallait faire avec les aléas du voyage. Un atelier d’écriture ou une résidence, c’est pareil : il se passe toujours des choses. » Pour l’heure, il prépare un album solo, « avec des chansons écrites en prison, à Barthélemy Durand, au CHU d’Emmaüs et en centre de rééducation » : ce sera pour 2021. D’ici là, il sera sur la scène du Théâtre de Verre, à Paris, en septembre 2020, et prévoit également un atelier d’écriture chez Heureux Les Curieux, où il a été l’invité d’1 Epok en février dernier. Quant au deux Guinéens sans lesquels C’est difficile n’aurait pas vu le jour, il en a des nouvelles : « L’auteur du texte vit à Meaux. L’interprète, lui, travaille dans une banlieue au Nord de Paris, où il est logé dans un centre associatif. » S’il ne cite jamais leurs (vrais) noms, c’est qu’il ne peut pas. Car ils sont sans papier. Des invisibles qui ont pris la parole, le temps d’une chanson.