L’écrivain Philippe Vilain, ami de longue date et complice de la revue « papier » 1 Epok formidable – dont il est contributeur régulier -, vient de prendre la direction de la prestigieuse collection Narratori Francese Contemporanei (Auteurs Français Contemporains), au sein des éditions Gremese, en Italie. Vilain a quitté Paris pour Naples depuis deux ans. Rien à voir avec deux ans de vacances… Car il a continué d’écrire et publier. Son dernier ouvrage Un matin d’hiver est paru en avril dernier chez Grasset. Quant à sa nouvelle fonction éditoriale, elle est l’occasion d’un entretien où il parle littérature, bien sûr. Et ça fait du bien…

 1 Epok : Vivre à Naples, quand on est un écrivain français, ça change quoi au quotidien ?

Philippe Vilain : Dans la pratique de l’écriture, vivre à Naples change peu de choses pour moi, car n’attendant rien de l’inspiration et croyant seulement aux vertus du travail, de la persévérance et de la discipline, je peux écrire n’importe où. La seule contrainte réside peut-être dans le changement de mes horaires de travail, modifiés en raison de l’importante chaleur. Le cœur de l’après-midi, de 14 à 16 heures, est inactif ici, et cela coupe ma journée lorsque, par exemple, je dois faire des recherches dans les bibliothèques de la ville. Pour le reste, rien ne change.

Pourquoi le choix de cette ville ?

P.V. : Naples est dans mon cœur. J’ai eu un véritable coup de foudre pour cette ville en juillet 1994, la première fois que j’y suis venu. Je m’y sens chez moi, plus qu’à Paris finalement. C’est une ville de caractère, authentique, chaleureuse et vivante, qui me rend tout simplement heureux. Naples conserve son exclusivité, ses particularismes (on y parle le Napolitain autant que l’Italien), et sa forte personnalité vous vampirise ou vous rejette. C’est une ville où, en dépit des difficultés économiques, la vie est simple, où l’on jouit du feu de chaque jour. Je m’étais lassé de Paris, et j’avais un grand désir d’Italie, et de Naples en particulier, « la plus ville du monde » comme dit notre président Emmanuel Macron.

Quels liens as-tu pu tisser avec la communauté culturelle française ou italienne à Naples ?

P.V. : J’entretiens de très bonnes relations avec les deux communautés à Naples, ainsi que dans toute l’Italie où j’ai des contacts professionnels et/ou amicaux avec des éditeurs, écrivains, et universitaires italiens, mais aussi avec des diplomates français. Mais j’aime par-dessus tout le caractère chaleureux des Napolitains, leur simplicité et leur esprit de solidarité.

Comment as-tu obtenu ta nouvelle fonction éditoriale ?

P.V. : D’une façon infiniment simple : le directeur général des éditions Gremese, Gianni Gremese, qui traduit mes livres depuis sept années en Italie, m’a proposé la direction de la prestigieuse collection Narratori Francese Contemporanei (Auteurs Français Contemporains). Son discours m’a convaincu et son projet de renouveler la collection m’a enthousiasmé. Qu’aucune autre collection de littérature française ne soit dirigée par un écrivain français en Italie se présente à moi comme un pari et un défi intéressants ! Et c’est une collection qui, en sept années d’existence, a déjà une trentaine d’auteurs dans son catalogue, parmi eux, notamment, J.M. Le Clézio, Bernard-Marie Koltès, Dany Laferrière, Nelly Arcan, Hélène Lenoir, Vassilis Alexakis, Yanick Lahens, Nelly Allard ou Gilles Leroy. Je reçois donc cette fonction avec d’autant plus de satisfaction que je ne l’ai pas ambitionnée et que, à travers celle-ci, je vois récompensées tout à la fois mon œuvre, ma conception exigeante de la littérature et mon expérience d’écriture forte d’une vingtaine d’années de publications aux éditions Grasset et Gallimard. C’est pour moi la marque d’une belle confiance.

En quoi consiste cette fonction ?

P.V. : Elle consiste à sélectionner et à choisir des textes français ou francophones en vue de les traduire en italien, mais aussi à organiser des événements culturels en Italie. Je bénéficie d’un soutien pour financer la promotion et la venue des auteurs en Italie -ce qui me réjouit. Il est très important que les auteurs soient visibles et qu’ils puissent venir à la rencontre du public italien, très curieux et avide de découvertes. Les rencontres que j’ai moi-même pu faire à Rome, Turin, Vérone, Florence, Palerme, Naples ou Salerne, pour présenter mes livres, ont connu un succès considérable. Les héritiers de Dante, Manzoni et Moravia ont faim des histoires de la littérature. Par ailleurs, je mesure les responsabilités de cette fonction, qui sont économiques bien sûr et vitales pour la collection, mais aussi culturelles et symboliques, car c’est tout de même l’image de la littérature française contemporaine qui est engagée avec cette collection Narratori Francese Contemporanei, ce qui n’est pas rien. M’importera le choix d’une littérature exigeante, de belle facture littéraire, et je m’inscris pleinement dans le discours de l’ancienne ministre de la Culture, Françoise Nyssen, dont le projet est de « faire de l’élitisme pour tous », même si je n’ignore pas les difficultés actuelles de l’édition en France et en Italie : le paysage éditorial se trouve en pleine mutation, et l’on sent bien, comme le dit très justement Olivier Nora, le PDG des éditions Grasset, que le marché obéit à « une soif de renouvellement et un grand dégagisme. Il devient parfois difficile d’imposer des auteurs qui ont pourtant une œuvre derrière eux. » et que « les best-sellers sont le baobab qui cache la déforestation ». Formule belle de sa lucidité !

Pourquoi as-tu accepté cette mission ?

P.V. : Parce que je nourris une indéfectible croyance en la littérature contemporaine, et ma trajectoire –depuis mon post-doctorat en lettres modernes en passant par l’écriture de romans et d’essais consacrés à l’examen de la littérature (L’autofiction en théorie ou La littérature sans idéal, notamment), voire mes ateliers d’écriture- l’atteste : j’ai construit ma vie autour de la littérature. Elle est une passion et un engagement tout à la fois. C’est pourquoi j’ai envie de promouvoir des auteurs de qualité. Je suis amoureux de la littérature, des écrivains habités par la nécessité d’une œuvre, des textes portés par une langue singulière tout à la fois littéraire et nécessaire. Et la littérature française ne manque pas d’écrivains talentueux, sans évoquer les plus connus -notamment Annie Ernaux, Patrick Modiano, Philippe Forest, Valère Novarina, Pierre Michon, Pascal Quignard, Mathias Esnard, Alice Ferney, François Bon, Pierre Bergournioux, Laurent Mauvignier, Dany Laferrière, Serge Joncour, Jean-Noël Pancrazi, Jérôme Garcin, Michel Deguy, Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint ou Dominique Fernandez-, certains autres m’intéressent dans l’absolu et mériteraient un meilleur éclairage comme Fabienne Jacob, Christian Garcin, Caroline Lamarche, Arnaud Guillon, Laurette Nobécourt, Mark Greene, Tanguy Viel, Arno Bertina, Jean-Baptiste del Amo, Mathieu Riboulet, Grégoire Bouiller, Emmanuelle Favier, Vincent Almendros, Baptiste Rossi, Julia Deck, David Thomas, Blandine Rinkel, Pierre Ducrozet, Antoine Wauters, Cécile Mainard, Fanny Taillandier, et j’en oublie). Il y aurait un important travail à réaliser pour rendre plus accessible cette littérature, disons « littéraire », au grand public, et élargir le champ d’action de ces auteurs. Je connais les règles du marché mais, et sans doute me prendra-t-on pour un stupide idéaliste, je ne veux pas me résigner à la domination de la littérature commerciale, au diktat de ces romans indigents écrits rapidement et, le pire, sans nécessité, dont la poétique n’est pas l’enjeu, fabriqués et formatés pour plaire au lectorat – ce populisme est, à mon sens, la forme la plus sournoise du mépris des auteurs pour les lecteurs. La fonction d’éditeur ne m’intéresserait pas sans l’espoir d’éduquer le grand lectorat « par le haut », de tenter de lui offrir le meilleur, tout en combattant l’idée, fausse, que ce meilleur est inaccessible : rien de plus accessibles, en effet, que des chefs d’œuvres simples comme Des souris et des hommes de Steinbeck, L’étranger de Camus ou La place d’Annie Ernaux qui peuvent se lire à tous les niveaux. Un livre de Philippe Forest ou de Serge Joncour, par exemple, est plus éclairant et profitable pour l’esprit que dix livres de littérature commerciale. Cet engagement littéraire me paraît aller dans le sens d’un « élitisme pour tous ».