Angers, quartier de la Doutre. Sur la rive droite de la Maine. C’est l’été. La ville s’est vidée. Le rendez-vous est donné au pied d’un petit immeuble, cerné de bâtiments dupliqués à l’identique. Interphone. Sonnette. Une voix : « C’est au dernier étage… » Christine est sur le pas de la porte, accueillante, souriante, vêtue de blanc. Elle a préparé du thé et une assiette de macarons colorés. Dans l’immense salon qui surplombe la Maine et fait face à la cathédrale Saint-Maurice, que des pièces de designers. Chaises Bertoia, fauteuil Butterfly, lampe Pipistrello… Christine accumule, collectionne. Le mobilier, mais aussi et surtout les vêtements. Avec une prédilection pour ceux dessinés par Martin Margiela. Une sorte de double vie pour cette kiné à la retraite. « J’étais installée dans la campagne angevine. Mon métier, au quotidien, c’était soulager, aider, accompagner des personnes handicapées, des enfants atteints de mucoviscidose, des fins de vie… » Il fallait qu’elle décompresse. Son pas de côté, c’était la mode en général et le travail de Margiela en particulier. « Une échappatoire », dit-elle. « Je me vidais la tête le temps d’un essayage de veste, de robe… » Parfois, elle ne sortait pas ses paquets du coffre de sa voiture pendant plusieurs semaines, pour éviter les commentaires de son mari, perplexe face aux bords effilochés et autres manches déstructurées d’habits inhabituels. Double vie et vie cachée pour cette fan du couturier belge, qui n’a jamais rencontré son idole. Le 13 septembre 2022, quelque 300 pièces de sa collection signée Margiela seront dipersées à Paris, par la maison de vente Millon. Une dispersion qu’elle justifie ainsi : « Je ne voulais pas que mes enfants jettent ces vêtements. Une fois vendus, ils vont continuer de vivre. »

MILLON - MAISON MARTIN MARGIELA / Ligne 0–Pièce Artisanale-Automne-hiver 2002-03 / Imperméable à quatre manches / © Jérôme Macé

« J’ai horreur des fils et je ne sais pas coudre » 

Née à Annecy, de parents savoyards, Christine a beaucoup voyagé dès son plus jeune âge. Petite enfance au Maroc, « où j’adorais les tissus colorés portés par les femmes locales, alors que moi, j’avais des robes à pois ou en imprimé vichy ». Le lycée, elle le fait à l’Alliance française, à Santiago du Chili : « Là, c’était l’uniforme bleu marine et blanc. » Un brin frustrant pour l’ado qui se rêve en jeans et chemise blanche, mais qui s’habille avec ce que sa mère, prof de coupe et de couture, lui confectionne. « Moi, j’ai horreur des fils et je ne sais pas coudre », confie Christine. Elle décroche son bac en 1969, ignore ce qu’elle veut faire comme métier. Elle débarque à Montpellier pour devenir kiné : « C’était un cursus de trois ans seulement. C’était vite fait… Je n’avais pas envie d’études trop longues : je suis de la génération post-68 ! » Elle s’installe à Angers dans les années 1980. C’est là que sa vie bascule. Un jour de 1989 où elle pousse la porte de la boutique Malika, un multimarques qui distribue Martin Margiela, Yohji Yamamoto, Capucine Puerari, Ann Demeulemeester… Malika devient son « rendez-vous du mercredi ». Comme d’autres vont s’allonger chez le psy ou faire des longueurs en piscine, Christine passe dans cette boutique pour voir les nouveautés, les toucher, les essayer, les acheter. « C’était ma récréation, ma parenthèse enchantée. »

MILLON - MAISON MARTIN MARGIELA / Ligne Blanche Automne-hiver 1999-2000 / Manteau couette / © Jérôme Macé

« Les Birkenstock, c’est un outil de travail… »

© Christophe Brunnquell

« Madame, je crois que vous avez mis votre robe à l’envers ! » « Madame, madame, vous avez oublié d’ôter vos étiquettes ! » Christine a souvent entendu ces commentaires de la part des passants ou de ses patients, qui ignoraient tout de l’intérêt de Margiela pour l’envers des habits et de son travail sur les doublures portées en vêtement. L’ex-kiné en sourit encore. Côté budget, « toutes mes économies y passaient », reconnaît-elle. Avec une vie sans vacances : « Mes enfants partaient chez leurs grands-parents. » Elle ne regrette rien. Elle assume tout. Avec sa première veste Margiela encore pendue dans son dressing XXL et d’autres pièces, jamais portées, soigneusement rangées dans leur boîte d’origine. « Le travail de ce couturier m’a toujours beaucoup plu. Les matières, les finitions, les détails au niveau des boutonnières… j’aime tout. » Christine n’avait aucune connexion à Paris pour organiser la dispersion de ses trésors. « J’ai trouvé les coordonnées de Pénélope Blanckaert, expert en mode vintage, sur le Web. » Christine ne sera pas présente le jour des enchères. Une page de sa vie se tourne. Elle le sait. « Je n’achète plus aucun titre de la presse de mode. » Alors qu’autrefois, à l’affût du « tout Margiela », elle multipliait les abonnements. « J’ai encore des coupures de magazines d’il y a trente ans. » Elle continue néanmoins de se balader dans quelques boutiques à Angers et Paris. Elle garde un œil sur ce qui se fait, ce qui se porte. Certains effets l’amusent. À l’instar du succès des Birkenstock : pour l’ancienne kiné, qui en a usées, « c’est un outil de travail, pas un accessoire de mode ».

Martin Margiela / L’ange d’une Angevine – vente aux enchères le 13 septembre 2022 – Millon : 5 avenue d’Eylau, Paris 16e – Exposition publique les 10 et 12 septembre 2022, de 11h à 18h.